De quatorze à dix-neuf ans, j'ai été élève dans un lycée agricole de province, isolé dans la campagne de l'Italie centrale. J'y étais pour apprendre un «Vrais métier». Ainsi, au lieu de me consacrer à l' étude des langues classiques, de la littérature, de l' histoire et des mathématiques, comme tous mes amis, j'ai passé mon adolescence dans des livres de botanique, de pathologie végétale, de chimie agraire, d'exploitation maraîchère et d'entomologie. Les plantes, leurs besoins et leurs maladies étaient les objets privilégiés de toute études dans cette école. Cette exposition quotidienne et prolongée à des êtres initialement si éloignés de moi a marqué de manière définitive mon regard sur le monde. Ce livre est la tentative de ressusciter les idées nées de ces cinq années de contemplation de leur nature, de leur silence, de leur apparente indifférence à tout ce qu'on appelle culture.
Il est évident qu'il y a seulement une substance, qui est commune non seulement à tous les corps, mais aussi à toutes les âmes et les esprits, et qu'elle n'est rien d'autre que Dieu. La substance d'où vient tout corps s'appelle matière ; la substance d'où vient toute âme s'appelle raison ou esprit. Et il est évident que Dieu est la raison de tous les esprits et la matière de tous les corps.
David DE DINANT
This is a blue planet, but it is a green world.
Karl J. NIKLAS
1.
Des plantes, ou de l'origine de notre monde
Nous en parlons à peine et leur nom nous échappe. La philosophie les a négligées depuis toujours, avec mépris plus que par distraction. Elles sont l'ornement cosmique, l'accident inessentiel et coloré qui trône dans les marges du champ cognitif. Les métropoles contemporaines les considèrent comme les bibelots superflus de la décoration urbaine. Hors les murs de la ville, ce sont des hôtes - des mauvaises herbes - ou des objets de production de masse. Les plantes sont la blessure toujours ouverte du snobisme métaphysique qui définit notre culture. Le retour du refoulé, dont il est nécessaire de nous débarrasser pour nous considérer comme différents : hommes, rationnels, êtres spirituels. Elles sont la tumeur cosmique de l'humanisme, les déchets que l'esprit absolu n'arrive pas à éliminer. Les sciences de la vie les négligent également. « La biologie actuelle, conçue sur la base de ce que nous savons de l'animal, ne tient pratiquement aucun compte des plantes »; « la littérature évolutionniste standard est zoocentrique ». Et les manuels de biologie abordent « de mauvaise grâce les plantes comme décorations sur l'arbre de la vie, plutôt que comme les formes qui ont permis à cet arbre de survivre et de grandir ».
Il ne s'agit pas simplement d'une insuffisance épistémologique : « en tant qu'animaux, nous nous identifions beaucoup plus immédiatement aux autres animaux qu'aux plantes ». Ainsi, les scientifiques, l'écologie radicale, la société civile s'engagent depuis des décennies pour la libération des animaux, et la dénonciation de la séparation entre homme et animal (la machine anthropologique dont parle la philosophie) est devenue un lieu commun du monde intellectuel. Personne au contraire ne semble avoir jamais voulu mettre en question la supériorité de la vie animale sur la vie végétale et le droit de vie et de mort de la première sur la seconde : vie sans personnalité et sans dignité, elle ne mérite aucune empathie bénévole ni l'exercice du moralisme que les vivants supérieurs arrivent à mobiliser. Notre chauvinisme animalier se refuse à dépasser « un langage d'animaux qui se prête mal à la relation d'une vérité végétale ». Et en ce sens, l'animalisme antispéciste n'est qu'un anthropocentrisme au darwinisme intériorisé : il a étendu le narcissisme humain au royaume animal.
Elles ne sont pas touchées par cette négligence prolongée : elles affectent une indifférence souveraine envers le monde humain, la culture des peuples, l'alternance des royaumes et des époques. Les plantes semblent absentes, comme égarées dans un long et sourd rêve chimique. Elles n'ont pas de sens, mais elles sont loin d'être verrouillées : aucun autre vivant n'adhère plus qu'elles au monde qui les entoure. Elles n'ont pas les yeux ou les oreilles qui leur permettraient de distinguer les formes du monde et multiplier son image dans l'iridescence de couleurs et de sons que nous lui prêtons. Elles participent au monde dans sa totalité en tout ce qu'elles rencontrent. Les plantes ne courent pas, ne peuvent pas voler: elles ne sont pas capables de privilégier un endroit spécifique par rapport au reste de l'espace, elles doivent rester là où elles sont. L'espace, pour elles, ne s'émiette pas dans un échiquier hétérogène de différences géographiques ; le monde se condense dans le bout de sol et de ciel qu'elles occupent. A la différence de la majorité des animaux supérieurs, elles n'ont aucune relation sélective avec ce qui les entoure: elles sont, et ne peuvent qu'être, constamment exposées au monde qui les environne. La vie végétale est la vie en tant qu'exposition intégrale, en continuité absolue et en communion globale avec l'environnement. C'est afin d'adhérer le plus possible au monde qu'elles développent un corps qui privilégie la surface au volume : « Le ratio très élevé de la surface au volume dans les plantes est l'un de leurs traits les plus caractéristiques. C'est à travers cette vaste surface, littéralement étalée dans l'environnement, que les plantes absorbent les ressources diffuses dans l'espace nécessaires à leur croissance. » Leur absence de mouvement n'est que le revers de leur adhésion intégrale à ce qui leur arrive et à leur environnement. On ne peut séparer – ni physiquement ni métaphysiquement - la plante du monde qui l'accueille. Elle est la forme la plus intense, la plus radicale et la plus paradigmatique de l'être-au-monde. Interroger les plantes, c'est comprendre ce que signifie être-au- monde. La plante incarne le lien le plus étroit et le plus élémentaire que la vie puisse établir avec le monde. L'inverse est aussi vrai : elle est l'observatoire le plus pur pour contempler le monde dans sa totalité. Sous le soleil ou les nuages, en se mêlant à l'eau et au vent, leur vie est une interminable contemplation cosmique, sans dissocier les objets et les substances, ou, pour le dire autrement, en acceptant toutes les nuances, jusqu'à se fondre avec le monde, jusqu'à coïncider avec sa substance. Nous ne pourrons jamais comprendre une plante sans avoir compris ce qu'est le monde.
2.
L'extension du domaine de la vie
Elles vivent à des distances sidérales du monde humain comme la presque totalité des autres vivants. Cette ségrégation n'est pas une simple illusion culturelle, elle est de nature plus profonde. Sa racine se trouve dans le métabolisme.
La survie de la quasi-totalité des êtres vivants présuppose l'existence d'autres vivants: toute forme de vie exige qu'il y ait déjà de la vie au monde. Les hommes ont besoin de celle produite par les animaux et les plantes. Et les animaux supérieurs ne survivraient pas sans la vie qu'ils s'échangent réciproquement grâce au processus d'alimentation. Vivre est essentiellement vivre de la vie d'autrui : vivre dans et à travers la vie que d'autres ont su construire ou inventer. Il y a une sorte de parasitisme, de cannibalisme universel, propre au domaine du vivant : il se nourrit de lui-même, ne contemple que lui, en a besoin pour d'autres formes et d'autres modes d'existence.
Comme si la vie dans ses formes les plus complexes et articulées n'était jamais qu'une immense tautologie cosmique : elle se présuppose elle-même, ne produit qu'elle-même. C'est pourquoi la vie semble ne s'expliquer qu'à partir d'elle-même. Les plantes, elles, représentent la seule brèche dans l'autoréférentialité du vivant.
En ce sens, la vie supérieure semble n'avoir jamais eu de rapports immédiats au monde sans vie : le premier environnement de tout vivant est celui des individus de son espèce, voire d'autres espèces. La vie semble devoir être milieu à elle-même, lieu à elle-même. Seulement, les plantes, elles, contreviennent à cette règle topologique d'auto-inclusion. Elles n'ont pas besoin de la médiation d'autres vivants pour survivre. Elles ne la désirent pas. Elles n'exigent que le monde, la réalité dans ses composants les plus élémentaires : les pierres, l'eau, l'air, la lumière. Elles voient le monde avant qu'il ne soit habité par des formes de vie supérieures, voient le réel dans ses formes les plus ancestrales. Ou plutôt, elles trouvent de la vie là où aucun autre organisme n'y parvient. Elles transforment tout ce qu'elles touchent en vie, elles font de la matière, de l'air, de la lumière solaire ce qui sera pour le reste des vivants un espace d'habitation, un monde. L'autotrophie - c'est le nom donné à cette puissance de Midas alimentaire, celle qui permet de transformer en nourriture tout ce qu'on touche et tout ce qu'on est - n'est pas simplement une forme radicale d'autonomie alimentaire, c'est surtout la capacité qu'elles ont de transformer l'énergie solaire dispersée dans le cosmos en corps vivant, la matière difforme et disparate du monde, en réalité cohérente, ordonnée et unitaire.
Si c'est aux plantes qu'il faut demander ce qu'est le monde, c'est parce que ce sont elles qui « font monde ». Il est pour la très grande majorité des organismes le produit de la vie végétale, le produit de la colonisation de la planète par les plantes, depuis des temps immémoriaux. Non seulement « I'organisme animal est entièrement constitué par les substances organiques produites par les plantes », mais « les plantes supérieures représentent 90 % de la biomasse eucaryote de la planète ». L'ensemble des objets et des outils qui nous entourent vient des plantes (les aliments, le mobilier, les vêtements, le carburant, les médicaments), mais surtout la totalité de la vie animale supérieure (qui a caractère aérobie) se nourrit des échanges organiques gazeux de ces êtres (l'oxygène). Notre monde est un fait végétal avant d'être un fait animal.
C'est l'aristotélisme qui, le premier, a pris en compte la position liminaire des plantes en les décrivant comme un principe d'animation et de psychisme universel. La vie végétative (psychê trophykê) n'était pas simplement, pour l'aristotélisme de l'Antiquité et du Moyen Age, une classe distincte de formes de vie spécifiques ou une unité taxonomique séparée des autres, mais bien un lieu partagé par tous les êtres vivants, indifféremment de la distinction entre plantes, animaux et hommes. Elle est un principe à travers lequel « la vie appartient à tous ».
Par les plantes, la vie se définit d'abord comme circulation des vivants et, à cause de cela, se constitue dans la dissémination des formes, dans la différence des espèces, des royaumes, des modes de vie. Elles ne sont toutefois pas des intermédiaires, des agents du seuil cosmique entre vivant et non-vivant, esprit et matière. Leur arrivée sur la terre ferme et leur multiplication ont permis de produire la quantité de matière et de masse organique dont la vie supérieure se compose et se nourrit. Mais elles ont aussi et surtout transformé à jamais le visage de notre planète : c'est par la photosynthèse que notre atmosphère s'est massivement constitué d'oxygène; c'est encore grâce aux plantes, et à leur vie, que les organismes animaliers supérieurs peuvent produire l'énergie nécessaire à leur survie. C'est par et à travers elles que notre planète produit son atmosphère et fait respirer les êtres qui couvrent sa peau. La vie des plantes est une cosmogonie en acte, la genèse constante de notre cosmos. La botanique, en ce sens, devrait retrouver un ton hésiodique et décrire toutes les formes de vie capables de photosynthèse comme des divinités inhumaines et matérielles, des titans domestiques qui n'ont pas besoin de violence pour fonder des nouveaux mondes.
De ce point de vue, les plantes mettent à mal l'un des piliers de la biologie et des sciences naturelles des derniers siècles: la priorité du milieu sur le vivant, du monde sur la vie, de l'espace sur le sujet. Les plantes, leur histoire, leur évolution, prouvent que les vivants produisent le milieu dans lequel ils vivent plutôt que d'être obligés de s'y adapter. Elles ont modifié à jamais la structure métaphysique du monde. Nous sommes invités à penser le monde physique comme l'ensemble de tous les objets, l'espace qui inclut la totalité de tout ce qui a été, est et sera : l'horizon définitif qui ne tolère plus aucune extériorité, le contenant absolu. En rendant possible le monde dont elles sont partie et contenu, les plantes détruisent la hiérarchie topologique qui semble régner dans le cosmos. Elles démontrent que la vie est une rupture de l'asymétrie entre contenant et contenu. Lorsqu'il y a de la vie, le contenant gît dans le contenu (et est donc contenu par lui) et vice versa. Le paradigme de cette imbrication réciproque est ce que les Anciens déjà appelaient souffle (pneuma). Souffler, respirer, signifie en effet faire cette expérience : ce qui nous contient, l'air, devient contenu en nous et, à l'inverse, ce qui était contenu en nous devient ce qui nous contient. Souffler signifie être immergé dans un milieu qui nous pénètre avec la même intensité avec laquelle nous le pénétrons. Les plantes ont transformé le monde en la réalité d'un souffle, et c'est à partir de cette structure topologique que la vie a donnée au cosmos, que nous essaierons, dans ce livre, de décrire la notion de monde.
3
Des plantes, ou de la vie de l'esprit
Elles n'ont pas de mains pour manier le monde, et pourtant il serait difficile de trouver des agents plus habiles dans la construction de formes. Les plantes ne sont pas seulement les artisans les plus fins de notre cosmos, elles sont aussi les espèces qui ont ouvert à la vie le monde des formes, la forme de vie qui a fait du monde le lieu de la figurabilité infinie. C'est à travers les plantes supérieures que la terre ferme s'est affirmée comme l'espace et le laboratoire cosmique d'invention de formes et de façonnage de la matière.
L'absence de mains n'est pas un signe de manque, mais plutôt la conséquence d'une immersion sans reste dans la matière même qu'elles façonnent sans cesse. Les plantes coïncident avec les formes qu'elles inventent : toutes formes sont pour elles des déclinaisons de l'être et non du seul faire et de l'agir. Créer une forme signifie la traverser avec tout son être, comme l'on traverse des âges ou des étapes de sa propre existence. À l'abstraction de la création et de la technique - qui savent transformer les formes à condition d'exclure le créateur et le producteur du processus de transformation - la plante oppose l'immédiateté de la métamorphose : engendrer signifie toujours se transformer. Aux paradoxes de la conscience qui ne sait figurer des formes qu'à condition de les distinguer de soi et de la réalité dont elles sont les modèles, la plante oppose l'intimité absolue entre sujet, matière et imagination : imaginer c'est devenir ce qu'on imagine.
Il ne s'agit pas exclusivement d'intimité et d'immédiateté : la genèse des formes atteint dans les plantes une intensité inaccessible à tout autre vivant. À la différence des animaux supérieurs, dont le développement s'arrête une fois l'individu arrivé à sa maturité sexuelle, les plantes, elles, ne cessent de se développer et de s'accroître, mais surtout de construire de nouveaux organes et de nouvelles parties de leur propre corps (feuilles, fleurs, partie du tronc, etc.) dont elles ont été privees ou dont elles se sont débarrassées. Leur corps est une industrie morphogénétique qui ne connait pas d'interruption. La vie végétative n'est que l'alambic cosmique de la métamorphose universelle, la puissance qui permet à toute forme de naître (se constituer à partir d'individus qui ont une forme différente), de se développer (modifier sa propre forme dans le temps), de se reproduire en se différenciant (multiplier l'existant à condition de le modifier), et de mourir ( laisser le différent l'emporter sur l'identique). La plante n'est pas qu'un transducteur qui transforme le fait biologique de l'être vivant en problème esthétique et fait de ces problèmes une question de vie et de mort.
C'est aussi pour cela que, avant la modernité cartésienne qui a réduit l'esprit à son ombre anthropomorphique, les plantes ont été considérées, pendant des siècles, comme la forme paradigmatique de l'existence de la raison. D'un esprit qui s'exerce dans le façonnage de soi. La mesure de cette coïncidence était la semence. Dans la semence, en effet, la vie végétative démontre toute sa rationalité : la production d'une certaine réalité a lieu à partir d'un modèle formel et sans aucune erreur. Il s'agit d'une rationalité analogue à celle de la praxis ou de la production. Mais plus profonde et radicale, car elle concerne le cosmos dans sa totalité et non exclusivement un individu vivant : c'est la rationalité qui engage le monde dans le devenir d'un vivant singulier. En d'autres termes, dans la semence, la rationalité n'est plus une simple fonction du psychisme (qu'il soit animal ou humain) ou l'attribut d'un seul étant, mais un fait cosmique. Il est le mode d'être et la réalité matérielle du cosmos. Pour exister, la plante doit se confondre avec le monde, et elle ne peut le faire que dans la forme de la semence: l'espace dans lequel l'acte de la raison cohabite avec le devenir de la matière.
Cette idée stoïcienne devint, à travers les médiations de Plotin et d'Augustin, l'un des piliers de la philosophie de la nature à la Renaissance. « L'intellect universel, écrivait Giordano Bruno, remplit tout, illumine l'univers et dirige convenablement la nature dans la production de ses espèces ; et il est à la production de choses naturelles ce que notre esprit est à la production ordonnée des espèces rationnelles [...]. Les Mages le disent très fécond en semences, ou plutöt le semeur, parce que c'est lui qui imprègne la matière de toutes les formes et qui, suivant leur destination ou leur condition, les figure, les forme, les combine dans des plans si admirables qu'on ne les peut attribuer ni au hasard ni à aucun principe qui ne sait pas distinguer et ordonner [...]. Plotin le dit père et générateur, parce qu'il distribue les semences dans le champ de la nature et qu'il est le plus proche dispensateur de formes. Pour nous, il s'appelle l'artiste interne, parce qu'il forme la matière et la figure du dedans, comme du dedans du germe ou de la racine, il fait sortir et développe le tronc, du tronc les premières branches, des branches principales les dérivées, de celles-ci les bourgeons ; du dedans, il forme. il figure, il innerve, en quelque sorte, les feuilles, les fleurs, les fruits; et, du dedans, à certaines époques, il ramène ses humeurs des feuilles et des fruits aux branches dérivées, des branches dérivées aux premières branches, de celles-ci au tronc, du tronc à la racine. »
Il ne suffit pas de reconnaître, comme l'a fait la tradition aristotélicienne, que la raison est le lieu des formes (locus formarum), le dépôt de toutes celles que le monde peut héberger. Elle en est aussi la cause formelle et efficiente. S'il existe une raison c'est celle que définit la genèse de chacune des formes dont le monde se compose. A l'inverse, une semence est l'exact opposé de la simple existence virtuelle d'une forme avec laquelle on la confond souvent. La graine est l'espace métaphysique où la forme ne définit plus une pure apparence ou l'objet de la vision, ni le simple accident d'une substance, mais un destin : à la fois l'horizon spécifique - mais intégral et absolu - de l'existence de tel ou tel individu, et aussi ce qui permet de comprendre son existence et tous les événements dont elle se compose comme des faits cosmiques et non purement subjectifs. Imaginer ne signifie pas poser une image inerte et immatérielle devant ses yeux, mais contempler la force qui permet de transformer le monde et une portion de sa matière en une vie singulière. En imaginant, la semence rend nécessaire une vie, elle laisse apparier son corps avec le cours du monde. La semence n'est que le lieu où la forme n'est pas un contenu du monde, mais l'être du monde, sa forme de vie. La raison est une semence car à la différence de ce que la modernité s'est obstinée à penser, elle n'est pas l'espace de la contemplation stérile, elle n'est pas l'espace d'existence intentionnelle des formes, mais la force qui fait exister une image comme destin spécifique de tel ou tel individu ou objet. La raison est ce qui permet à une image d'être un destin, espace de vie totale, horizon spatial et temporel. Elle est nécessité cosmique et non caprice individuel.
4
Pour une philosophie de la nature
Ce livre entend rouvrir la question du monde à partir de la vie des plantes. Le faire signifie renouer avec une tradition ancienne. Ce que, de manière plus ou moins arbitraire, nous appelons philosophie est né et se comprenait, à l'origine, comme une interrogation sur la nature du monde, comme un discours sur la physique (peri tês physeôs) ou sur le cosmos (peri kosmou). Le choix n'avait rien d'un hasard : faire de la nature et du cosmos les objets privilégiés de la pensée signifiait affirmer implicitement que la pensée ne devient philosophie qu'en se confrontant à ces objets. C'est face au monde et à la nature que l'homme peut vraiment penser. Cette identité entre monde et nature est loin d'être banale. Car nature désignait non pas ce qui précède l'activité de l'esprit humain, ni l'opposé de la culture, mais ce qui permet à tout de naître et de devenir, le principe et la force responsables de la genèse et de la transformation de n'importe quel objet, chose, entité ou idée qui existe et existera, Identifier nature et cosmos signifie tout d'abord faire de la nature, non pas un principe séparé mais ce qui s'exprime dans tout ce qui est. Inversement, le monde n'est pas l'ensemble logique de tous les objets, ni une totalité métaphysique des êtres, mais la force physique qui traverse tout ce qui s'engendre et se transforme. Il n'y a aucune séparation entre la matière et l'immatériel, l'histoire et la physique. Sur un plan plus microscopique, la nature est ce qui permet d'être au monde, et à l'inverse, tout ce qui lie une chose au monde fait partie de sa nature.
Depuis plusieurs siècles, sauf à de rares exceptions, la philosophie ne contemple plus la nature : le droit de s'occuper et de parler du monde des choses et des vivants non humains revient principalement et exclusivement à d'autres disciplines. Plantes, animaux, phénomènes atmosphériques communs ou extraordinaires, les éléments et leurs combinaisons, les constellations, les planètes et les étoiles ont été définitivement expulsés du catalogue imaginaire de ses objets d'étude privilégiés. À partir du xix siècle, une immense part de l'expérience de chacun a été l'objet d'une certaine censure: depuis l'idéalisme allemand, tout ce qu'on appelle sciences humaines a été un effort policier à la fois désespérant et désespéré pour faire disparaître ce qui relève du naturel du domaine du connaissable.
Le « physiocide » - pour utiliser le mot forgé par Iain Hamilton Grant- a eu des conséquences plus néfastes que le simple partage des connaissances entre les différentes corporations savantes. Il est désormais tout à fait naturel pour quelqu'un qui se prétend philosophe, de connaître les plus insignifiants événements du passé de sa nation alors qu'il ignore les noms, la vie ou l'histoire des espèces animales et végétales dont il se nourrit quotidiennement. Mais, outre cet analphabétisme de retour, le refus de reconnaître toute dignité philosophique à la nature et au cosmos produit un étrange bovarysme : la philosophie cherche à tout prix à être humaine et humaniste, à être incluse parmi les sciences humaines et sociales, à être une science - mieux, une science normale - comme toutes les autres. En entremêlant de faux présupposés, des velléités superficielles et un moralisme écoerant, les philosophes se sont transformés en adeptes radicaux du credo protagoréen : «L'homme est la mesure de toute chose. » Privée de ses objets suprêmes, menacée par d'autres formes de savoir (peu importe qu'il s'agisse des sciences sociales ou des sciences naturelles), la philosophie s'est transformée en une sorte de Don Quichotte des connaissances contemporaines, engagée dans une lutte imaginaire contre des projections de son esprit; ou en un Narcisse replié sur les spectres de son passé, devenus des souvenirs vides de musée de province. Contrainte de s'occuper non pas du monde, mais des images plus ou moins arbitraires que les hommes ont produites dans le passé, elle est devenue une forme de scepticisme, souvent moralisé et réformiste.
Les conséquences vont plus loin. Ce sont principalement les sciences dites « naturelles » qui ont souffert de ce bannissement. En réduisant la nature à tout ce qui est antérieur à l'esprit (qui donc est qualifié d'humain) et qui ne participe aucunement à ses propriétés, ces disciplines se sont obligées à transformer la nature en un objet purement résiduel, oppositionnel, incapable à jamais d'occuper la place de sujet. Nature ne serait que l'espace vide et incohérent de tout ce qui précède l'émergence de l'esprit et suit le big bang, la nuit sans lumière et sans parole qui empêcherait tout miroitement et toute projection.
Cette impasse est le résultat d'un refoulement obstiné : celui du vivant, et du fait que toute connaissance est déjà une expression de l'être de la vie. Ce n'est jamais immédiatement que nous pouvons interroger et comprendre le monde, car le monde est le souffle des vivants. Toute connaissance cosmique n'est qu'un point de vie (et non seulement un point de vue), toute vérité n'est que le monde dans l'espace de médiation du vivant. L'on ne pourra jamais connaître le monde en tant que tel, sans passer par la médiation d'un vivant.
Au contraire, le rencontrer, le connaître, l'énoncer signifie toujours vivre selon une certaine forme, à partir d'un certain style. Pour connaître le monde il faut choisir à quel degré de la vie, à quelle hauteur et à partir de quelle forme on veut le regarder et donc le vivre. Il nous faut un médiateur, un regard capable de voir et vivre le monde là où nous n'y arrivons pas. La physique contemporaine n'échappe pas à cette évidence : ses médiateurs sont les machines qu'elle érige en position de sujets supplémentaires et prosthétiques, pour les cacher immédiatement, en refusant de les reconnaître comme la projection des yeux de la physique, et donc capables d'observer le monde d'une seule perspective. Les microscopes, les télescopes, les satellites, les accélérateurs ne sont que des yeux inanimés et matériels qui lui permettent d'observer le monde, d'avoir un regard sur lui. Mais les machines dont la physique fait usage sont des médiateurs souffrant d'une presbytie, constamment en retard, et trop éloignés des profondeurs du cosmos : elles ne voient pas la vie qui les habite, l'oeil cosmique qu'elles-mêmes incarnent. La philosophie, d'ailleurs, a toujours choisi des médiateurs myopes, capables de se concentrer uniquement sur la portion de monde immédiatement limitrophe. Demander à l'homme ce que signifie être-au-monde - comme l'ont fait Heidegger et toute la philosophie du xx siècle - signifie repro- duire une image extrêmement partielle du cosmos.
Il ne suffit pas non plus (comme nous l'a appris Uexküll) de déplacer le regard vers les formes les plus élémentaires de la vie animale : la tique, le chien domestique, l'aigle ont déjà au-dessous d'eux une infinité d'autres observateurs du monde. Les plantes sont les vrais médiateurs : elles sont les premiers yeux qui se sont posés et ouverts sur le monde, elles sont le regard qui arrive à le percevoir dans toutes ses formes. Le monde est avant tout ce que les plantes ont su en faire. Ce sont elles qui ont fait notre monde, même si le statut de ce faire est bien différent de celui de toute autre activité des vivants. C'est donc aux plantes que ce livre va poser la question de la nature du monde, son extension, sa consistance. Aussi, la tentative de refonder une cosmologie la seule forme de philosophie qui puisse être considérée comme légitime - devra commencer par une exploration de la vie végétale. Nous poserons que le monde a la consistance d'une atmosphère, et que ce sont les feuilles qui peuvent en témoigner. Nous demanderons aux racines d'expliquer la véritable nature de la Terre. Enfin, c'est la fleur qui nous apprendra ce qu'est la rationalité, mesurée non plus comme capacité ou puissance universelle, mais comme force cosmique.引自第15页